Ascanio CONDIVI

Ascanio Condivi fut l’élève de Michel-Ange. Il était donc le mieux placé pour écrire la biographie du maître.

VIE DE MICHEL-ANGE

Arc-en-Ciel. Présenté et traduit de l’italien ancien par Bernard Faguet.
190 pages. 15,25 €. Biographie. 1997. ISBN 2 841580 77.6.

Pillée, plagiée, perpétuellement invoquée et sans cesse occultée, la biographie de Condivi qu’il écrivit sous haute surveillance reste la source la plus sûre et la plus vivante de toutes les tentatives ultérieures. Condivi fut l’élève de Michel-Ange, recueillit du maître lui-même confidences, mises au point, rêveries, réflexions et méditations.


EXTRAIT DE LA PRÉFACE

La Vie à l’oeuvre


« Il n’existe aucune de mes pensées où la mort ne soit pour ainsi dire sculptée ». Voilà ce qu’écrit Michel-Ange neuf ans avant sa mort. Phrase plus effrayante par ce qu’elle indique des œuvres que le Maître sculpte alors que par la tragédie que, de toutes façons, elle dissimule. Mais phrase qui fit fortune : elle rayonne en incipit de presque tous les travaux qui furent consacrés à l’homme de la Sixtine, de Delacroix à Romain Rolland, de Baudelaire à Rodin. Elle n’est pas pour rien dans la légende qui se constitua lentement, mais régulièrement, jusqu’au xix e siècle (et peut-être jusqu’à nous), légende qui entoura le Florentin d’une sombre aura romantique : la terribilità dont il se réclamait lui-même.
Cette terribilità, qui se révéla bien vite une mélancolie irrépressible 1, Baudelaire ne fut pas le seul à la voir et à s’y reconnaître, mais il fut l’un des rares à comprendre qu’elle ne provenait pas d’une désespérance chronique, c’est-à-dire de l’accumulation de déceptions anecdotiques. C’était bien plutôt l’inverse qui était vrai : les échecs affectifs de Michel-Ange n’étaient que les conséquences de son inaptitude radicale à se satisfaire du monde. Convoqué par deux fois dans Spleen et idéal, il hante toutes les Fleurs du mal sans toujours y être nommé : n’est-ce pas lui, ce « sculpteur damné et marqué d’un affront » ? Lui encore ce « vaste oiseau des mers » que l’Histoire piège à terre ? Baudelaire reconnut bien vite en Michel-Ange un frère, lui aussi bâtard de l’absolu : un homme venu d’ailleurs, ce qui ne veut pas dire de l’Au-delà, mais seulement de ce mystère qui rayonne au cœur même de la présence des choses, ici-bas. Insatiable, possédé comme lui « d’un infini que j’aime et n’ai jamais connu », Michel-Ange n’accepta jamais de ne pas être réellement ce qu’il était vraiment. Le temps pouvait bien le détruire, la mort le mettre en état de siège, rien ne pourrait jamais effacer cette nostalgie tenace qui rendait l’éternel aussi certain que la fragilité de sa propre existence. La légende d’un Michel-Ange possédé par la rage de l’Infini naquit lentement : elle n’est pas tout à fait fausse.
Toute légende a sa vérité, et il suffit, pour faire surgir cette vérité, non de mesurer la légende à ce qu’a déjà vécu l’humanité, mais à ce qui lui reste à vivre. Si Michel-Ange est bien, comme tout un chacun le sait et le dit, « le père de l’Art moderne », ce n’est pas parce qu’il l’aurait prévu, mais plutôt parce que les artistes qui vinrent après lui (et parfois même avec lui) en décidèrent ainsi, par fidélité ou par trahison, par admiration ou par mépris. Qu’il soit ce père légendaire n’exclut pas qu’il soit aussi le dernier des Gothiques, égaré dans un siècle dont Léonard de Vinci vit infiniment mieux que lui qu’il constituait une fracture irrémédiable dans l’immense bloc des siècles qui le précédèrent, un bouleversement lent, mais radical, de toutes les manières de penser, de toutes les possibilités d’être. Le monde volait en éclats, dans l’infiniment grand comme bientôt dans l’infiniment petit : il cessait d’avoir des limites assignables, et la précieuse réserve de l’Eden, qu’il fût Age d’or ou Paradis perdu, allait bientôt déserter le cœur battant de la mémoire du monde. Tout refuge originel, perdant ses limites trop géocentriques, se disséminait en d’innombrables poussières d’une inépuisable lumière : rien ne serait désormais déjà dit à l’avance, tout serait définitivement à conquérir, et aucun homme n’y parviendrait à lui seul, qu’il soit Prophète ou Philosophe.
Michel-Ange a dix-sept ans lorsque les caravelles espagnoles débarquent à Cuba, il en avait à peine vingt-cinq lorsque Nicolas Copernic vint à Rome, enseigna à Padoue, à Ferrare, avant de repartir en Pologne fracasser le centre du monde 1. En à peine un siècle l’infini cessa de n’être qu’un postulat logique et une évidence théologique : il devint une réalité physique, et les sombres abîmes qu’ouvraient les textes platoniciens, enfin redécouverts, se révélèrent davantage à la mesure du Nouveau Monde que les prudentes mesures des héritiers d’un Aristote délavé. Léonard de Vinci l’avait toujours su, comme si, ébloui par le poudroiement de cette lumière qui le fascinait, il en avait fait l’épreuve dans cette sorte de rêverie silencieuse qui est sans doute l’origine de toute science. Michel-Ange dut l’apprendre, s’y confronter, y raidir ses mains, y rendre perçant son regard, y bousculer ses savoirs : c’est que, si son rival ne vécut jamais douloureusement la contradiction qu’il relevait malgré tout entre ce qu’il était et ce qu’il savait, ce ne fut pas le cas de Michel-Ange, loin de là. Chez lui, tout est chair et rien ne l’est, tout est fini et tout relève de l’infini ; et cette fêlure ravage tout ce qu’il fait, tout ce qu’il est.
Il est des moments où l’Histoire nous accorde le miracle d’un événement où paraissent s’incarner les forces les plus véhémentes et les plus invisibles qui la tendent : le « concours » de 1504 pour la décoration en fresques du Palais de la Seigneurie opposa Léonard et Michel-Ange, chacun déployant une « bataille » commémorant les luttes de Florence contre Milan à Anghiari (1440) pour l’un, contre Pise à Cascina (1384) pour l’autre. Les « cartons » s’affrontèrent, et personne n’osa émettre une préférence : l’Histoire, le hasard et la précipitation des Seigneurs se chargèrent de laisser nus les murs de la Signora. Les deux « cartons » disparurent, il n’en resta que des fragments, et des esquisses ; suffisamment pourtant pour se rendre compte que ce qui opposait les deux plus grands hommes du siècle était bien plus qu’une manière de dessiner, une conception de l’espace, un jugement sur la guerre : c’était une manière d’être eux-mêmes qui les renvoyait à des mondes inconnus l’un de l’autre, et incompatibles. Paradoxalement, c’est ici Vinci le plus violent 1 : frénétique tourbillon de cavaliers et de fantassins qu’on dirait pullulement sauvage d’insectes, tous réduits à la rage qui les darde les uns contre les autres, les dissout en ébullition de forces vives, sa « Bataille » fait exploser des violences où l’humain est réduit à ce qui le promulgue et qu’il ne connaît pas, à ce qui va le détruire dans l’inconscience d’une fatalité dont il n’est que l’incarnation provisoire et ponctuelle. D’autres esquisses, à Budapest et à Londres, prouvent que ce n’est pas un hasard : ici (Windsor) la furieuse empoignade de cavaliers et d’animaux sauvages écrase une multitude indistincte de guerriers réduits à un grouillement de fourmis ; là (Budapest), un homme hurle sa rage et sa violence au point d’être dépossédé de toute humanité. La pulvérisation de la lumière dont Vinci fait la règle de toute sa peinture a sa correspondance dans la pulvérisation de toute individualité : il n’y a rien d’autre que l’Être, et l’Être est foisonnement aveugle de Soi.